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Sur l’autre rive

Dr. Père Cesar Mourani ocd

 


C’était un jour de juillet. Je m’en souviens comme si sa nuit ne faisait que tomber, et pourtant il y a plus de cinquante ans de cela.

Vers les dix heures du matin, comme d’habitude, les enfants sortirent prendre un peu d’air, ou bien passer quelque temps au jeu, hors de la vieille école, à l’ouest, sous un gros abricotier.
L’espace de la récréation était un coin du « jardin » dont les arbres obstruaient plus ou moins la vision du cimetière du village. Au coin du parterre, sur l’angle de la bâtisse, poussait un chêne vigoureux dont les branches feuillues dispensaient, à midi, leur ombre rafraîchissante. Je me rappelle être sorti avec les camarades, sans courir. Je fis quelques pas vers le canal d’eau. Je regardai évasivement l’eau du bassin d’à côté et j’allai appuyer mon dos contre le mur de l’école, juste à côté de la fenêtre sud, à l’ombre d’un chêne vert. Je ne me sentais pas mal. J’étais, tout simplement, calme, contre mon habitude. J’entendais les cris contenus des enfants. Je suivais leurs ébats d’un regard vague. Je n’avais pas l’âme au jeu. Je savais ce que pouvaient penser les copains : lui, meneur de jeu, ne s’y mêle pas. Il doit y avoir quelque chose d’insolite ; sûrement une vis à serrer. Mon corps y était, mon esprit essayait d’y être.

Un trou, au bas-fond de l’estomac, était en train de se creuser. Était-ce physiologique ou moral ? Tout simplement un creux, et le vide se faisait de plus en plus sentir. Un vide horrible qui, par une dilatation rapide, poussait l’estomac vers le haut. Un étau infernal me renfermait progressivement entre ses tenailles. Une angoisse galopante envahissait tout mon être. Je la sentais se déplacer, s’emparer, à tour de rôle, de chaque membre, de chaque fonction organique. L’estomac boulait, la poitrine rapetissait, j’osais à peine respirer de peur d’épuiser vite tout l’air qui me restait. L’angoisse me tenait à la gorge ; je compris que l’heure de la mort approchait. Calmement, doucement, sur la pointe des pieds, je me retirai à l’intérieur de l’école. J’enlevai mes souliers sans délacer et, gardant tous mes habits pour ne pas déranger les copains, je me couchai dignement. Etendu sur le dos, les pieds joints sous la couverture. Les mains sur la poitrine, les doigts entrelacés sur mon chapelet, je fis silencieusement mes adieux aux amis et, les yeux fermés, j’attendis la mort en recommandant mon âme à la miséricorde divine. Une vague léthargie s’empara de moi. La conscience de l’être intérieur quitta progressivement le creux initial et se faufila vers l’extérieur à travers les membres dont bientôt je perdis toute sensation. Je crus que c’était la fin. Une ou deux fois, revenu de je ne sais où, j’ouvris mes paupières… il faisait noir. Bientôt ce fut la fin…

La mort est- elle aussi simple que cela : croiser les mains, fermer la bouche et les paupières, respirer longuement et s’en aller… Et la frousse angoissante qui me serra la gorge jusqu’à l’étouffement ? Enfin revenu, je rouvris les yeux, il faisait jour. Toujours étendu sur mon lit, les pieds disjoints et les mains allongées à mes côtés, la tête aussi légère et le regard aussi serein qu’auparavant.

Je regardai autour de moi. Le même décor de lits alignés et bien rangés. Le même plafond à ciel bleu étoilé. Je sentis enfin une haleine. Je tournai la tête. C’était lui, le responsable, penché sur mon lit. Mes yeux rencontrèrent les siens, il respira enfin. Ça y est ! Il reprend vie, fit-il. Les copains vinrent me saluer, et bientôt un cercle de vivants témoigna de ma vie… Le jour, l’heure, que c’était-il passé depuis le moment où je fus abandonné à mon sort ?

Du temps a passé. Entre la vie et la mort, tes amis et moi nous avons prié pour ta guérison. Le Bon Dieu nous a exaucés et maintenant tu es hors de danger. Il s’agit de lutter pour reprendre tes forces et mériter la vie…

Tu as eu un accès de fièvre très élevée due à un coup de soleil. Des troubles accompagnés de chimères t’ont mal arrangé. Tu viens de réchapper, rends grâce au Bon Dieu… » Je sus plus tard que mis au lit, le responsable en fut informé. Remarquant le teint cramoisi de mon visage, il comprit immédiatement qu’il s’agissait d’un « flux de sang ». Heureusement, il avait entendu parler de la pratique du saignement. Le brave homme, sans broncher, eut recours à la scarification du lobule des oreilles. Cette fois-là j’ai réchappé à la mort grâce à la prompte intervention de mon brave maître, mais le fiel de ce moment me laissa, pendant un certain temps, son relent dans la bouche. Plus tard, et au cours des années, j’en ai refait une certaine expérience. Des fois, rares en vérité, j’ai eu la même sensation mais plus atténuée. J’ai réagi de même. Pieds et mains joints en signe d’abandon, je recommandais mon âme et je fermais les yeux dans l’attente de l’heure qui ne venait pas encore. Souvent, je me suis demandé, si la réalité s’était avérée, aurait-elle eu plus d’impact que l’imaginaire ? Une réflexion en jaillit spontanée: peut-être que la mort ne suscite-t-elle pas une telle terreur chez les simples et dans les âmes innocentes. Pourtant, je me dis que c’était encore trop tôt, j’avais à peine douze ans…

 

Dr. Père Cesar Mourani ocd

 

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